Docteur en génétique cellulaire, Matthieu Ricard, moines bouddhistes français, est aussi un photographe chevronné. De l’Argentine au Canada, de l’Islande au Népal, le globe-trotteur en robe rouge et or a immortalisé la beauté de la Terre, de la plus petite goutte d’eau aux imposants massifs montagneux.
« L’émerveillement nous élève en invitant dans notre paysage intérieur des états mentaux sereins, vastes et ouverts qui engendrent un sentiment d’adéquation avec le monde… », explique-t-il. Un antidote à l’autodestruction ?
Propos recueillis par Blanche de Richemont pour Le Monde (10 mai 2020)
Question : « Qui cueille une fleur dérange une étoile », dit le physicien américain Paul Dirac. Si on suit la logique de l’interdépendance bouddhiste, cela s’applique-t-il à la Terre ?
Matthieu Ricard : On dit aussi que le battement d’aile d’un papillon au Brésil influe sur le climat en Europe… Il est dans la nature des choses que toute action, tout événement et toute expérience mettent en jeu un nombre incalculable de causes et d’effets. L’exigence absolue est d’éviter d’engendrer sciemment de la souffrance aux êtres sensibles. L’idéal est ensuite de faire de notre mieux pour accomplir le bien d’autrui.
Le dalaï-lama parle de « non-violence à l’égard des humains, non-violence à l’égard des animaux et non-violence à l’égard de l’environnement ». Notre Terre et la vie qui l’habite forment un système interdépendant incroyablement varié et complexe. Gaïa [déesse identifiée à la Terre par les Grecs anciens] n’est pas un être sensible, mais les perturbations du système affectent profondément toutes les espèces qui la peuplent.
Si nous souhaitons donc protéger le plus possible les êtres de la souffrance – en incluant les 8 millions d’espèces qui sont nos concitoyens en ce monde –, il convient de prendre soin de notre maison. Rappelons-nous que le mot « écologie » vient du grec oikos, qui signifie « habitat ».
Question : La nature possède-t-elle une forme de sagesse ?
Matthieu Ricard : Tout dépend ce que l’on entend par sagesse. La nature n’est évidemment pas un être conscient. Il ne saurait donc être question de sagesse ou d’égarement, au sens où nous l’entendons habituellement. Cela dit, au fil de 3,5 milliards d’années d’évolution de la vie, par le jeu de la sélection naturelle et des lois de cause à effet, les diverses formes de vie ont atteint un niveau de complexité et d’interconnexion dont le fonctionnement ne peut que susciter l’émerveillement.
On dit souvent que l’intelligence est le propre de l’homme, mais un ami professeur à Harvard plaisantait en disant que ce propre était plutôt la stupidité, car aucune autre espèce ne s’engage volontairement et avec persévérance dans des comportements qui, à court et à long terme, nuisent à sa santé physique ou mentale et à ses conditions de vie.
Question : Quel est le comportement humain qui fait le plus de tort à la planète ?
Matthieu Ricard : Les comportements naissent d’attitudes et de motivations. Selon moi, celles qui nuisent à la planète sont nombreuses et s’entremêlent : l’avidité, l’incapacité de savoir se contenter, le court-termisme, l’indifférence à l’égard des générations à venir et des autres espèces…
Question : Vous évoquez les immenses dégâts engendrés par la production animale, à 99 % industrielle, ainsi que ses conséquences en termes de pollution, et le massacre à grande échelle. Comment l’homme en est-il arrivé à considérer la vie animale et végétale comme un dû ?
Matthieu Ricard : Le désir insatiable et arrogant d’instrumentaliser le monde dans sa totalité aboutit, selon le philosophe Patrice Rouget, à « une relation dégradée, désenchantée, au monde considéré comme une simple ressource quantitative, comme une source de profit exclusivement dédiée à l’homme ».
En ce qui concerne nos rapports aux animaux, James Serpell, professeur d’éthique animale à l’université de Pennsylvanie (Etats-Unis), observe que seules les cultures ayant domestiqué des animaux défendent la thèse de leur infériorité par rapport à l’homme. Ce qui témoigne à la fois d’un malaise par rapport à l’acte de tuer un animal et implique une justification arbitraire permettant d’accomplir cet acte. Les peuples de chasseurs-cueilleurs ne considèrent pas les animaux comme des êtres inférieurs, mais comme différents de nous ; ils les conçoivent comme des êtres capables de pensées et de sentiments analogues aux nôtres.
Si l’on compare l’histoire de la vie sur Terre (3,5 milliards d’années) à une période de vingt-quatre heures, Homo sapiens n’est apparu que cinq secondes avant minuit. Il y a encore 12 000 ans, nous n’étions qu’environ 5 millions sur la planète. On estime à environ 110 milliards le nombre d’Homo sapiens qui ont vécu depuis l’apparition de notre espèce. Or, c’est le nombre d’animaux terrestres et marins que nous tuons en deux mois – comme si de rien n’était – pour nos prétendus « besoins ». Il y a là un problème majeur de cohérence éthique et un manque de bienveillance aberrant.
Question : La méditation tourne-t-elle inévitablement vers un amour et un respect de la nature ?
Matthieu Ricard : Elle le devrait. Si la méditation, l’entraînement de l’esprit, ne vise qu’à se calfeutrer dans la bulle de l’ego – dans laquelle ça sent sérieusement le renfermé –, c’est un contresens et une perte de temps. Ce faisant, on ne rend service ni aux autres, ni à soi-même. La méditation devrait être un antidote sans concession à l’individualisme et au narcissisme.
Question : Pensez-vous qu’il soit encore temps d’inverser ce mouvement d’autodestruction ?
Matthieu Ricard : Il est encore temps, si seulement nous écoutions les scientifiques au lieu de les considérer comme des trouble-fêtes. Ne pas mettre en œuvre les recommandations – drastiques certes, mais vitales – qu’ils préconisent est une preuve d’obscurantisme, de stupidité et de manque de considération d’autrui.
Question : A travers vos sublimes photographies de paysages, tentez-vous de redonner aux hommes le goût de la nature ?
Matthieu Ricard : J’avais entendu parler d’une campagne d’un parti écologiste en Allemagne durant laquelle de grandes affiches représentant de magnifiques paysages avaient été disposées dans la ville. La population avait été très inspirée par ces images. C’est ce que j’ai modestement essayé de faire au travers de cet ouvrage de photographies de la nature sauvage. Lorsque quelque chose nous émerveille, nous n’allons pas le dégrader ou l’endommager. L’émerveillement mène au respect, lequel engendre le désir de prendre soin de son objet. Ce désir entraîne l’action qui elle-même peut nous conduire vers une harmonie durable entre l’homme et l’environnement, accompagnée d’un sentiment de responsabilité globale.
Question : Pour vous, quel est le premier pas à accomplir pour retrouver le chemin de l’harmonie ?
Matthieu Ricard : Cultiver le discernement, la sagesse et la bienveillance, et agir en conséquence.