Le gatha * au sujet des « Dangers et difficultés de la vie »

Face au danger et aux difficultés,
Puissé-je, avec tous les êtres,
Etre libre et sans entraves
Où que j’aille.

Dans le jeu de tarot traditionnel, il existe une représentation du Pendu. L’image représente un homme suspendu la tête en bas par la cheville droite, les mains derrière le dos. Une interprétation qui évoque un retard ou un blocage de notre propre fait, ou l’incapacité d’avancer par nos propres moyens. Face aux défis, on peut avoir l’impression de ne rien pouvoir faire. Un obstacle se dresse devant nous, il y a danger et difficulté, et il est impossible de le franchir ou de le contourner. On a l’impression de devoir rester assis là, immobilisé, pris au piège, à attendre que quelque chose, n’importe quoi, se produise.

Pourtant, si nous réussissons à surmonter nos difficultés, c’est souvent parce que nous acquérons soudain une nouvelle perspective. “Génial ! J’ai un pouvoir dans cette situation”. “Il y a quelque chose que je peux faire”. Ce n’est ni évident ni facile à faire, mais pourquoi n’envisagerions-nous pas une autre possibilité ? Ne sommes-nous pas en réalité libres et sans entraves en permanence, jusqu’à ce que nous décidions de ne pas l’être ?

Le danger peut signifier un risque de blessure ou de préjudice réel. Il peut aussi signifier la possibilité d’un événement tout simplement désagréable : “je viens de passer à la pâtisserie, donc je ne risque plus d’être à court de tartes aux cerises”. Dans les deux cas, nous sommes confrontés à une souffrance plus ou moins grande. Gérer la souffrance est le propos de la pratique bouddhique, une pratique quotidienne. La souffrance que nous appelons danger, en revanche, est particulièrement aiguë, immédiate et percutante.

On entend souvent dire que notre souffrance est causée par le désir, notre habitude de nous accrocher ou de nous saisir. Nous passons beaucoup de temps à courir après ce que nous désirons et à fuir ce que nous ne voulons pas, et que c’est ce qui nous maintient prisonniers du monde du saṃsāra. Nous voulons que les choses soient différentes, d’une manière ou d’une autre : nous voulons ce que nous n’avons pas, nous avons des choses que nous ne voulons pas, nous avons peur que nos bonnes choses disparaissent et nous craignons l’arrivée de mauvaises choses. Le danger et les difficultés comptent parmi les choses que nous ne voulons pas, ni maintenant ni à l’avenir. La fuite semble alors une bonne réponse.

Survivre au danger et aux difficultés signifie voir clairement, vivre et pratiquer dans cet espace entre l’ignorance de ce qui nous arrive et l’angoisse de ce qui pourrait nous arriver. Uchiyama Rōshi dit :

On peut comparer notre vie à la conduite automobile. Il est dangereux de conduire en somnolant ou en étant ivre. Il est également dangereux de conduire perdu dans ses pensées ou très tendu. Il en va de même lorsque nous conduisons le véhicule qu’est notre vie. La somnolence et l’ivresse sont l’“obscurité”, tandis que la pensée et le stress sont la “distraction”. Et dans chacun de ces cas, s’éveiller est la façon fondamentale de conduire ce véhicule qui est notre vie. Le zazen est précisément ce qui activera cette façon fondamentale de conduire le véhicule de notre vie.

Il existe une autre carte du Tarot appelée la Tour. Elle représente un bâtiment haut et étroit au sommet d’une falaise ; la foudre a frappé le toit et l’a fait exploser, le feu jaillit de toutes les fenêtres et deux silhouettes humaines s’effondrent la tête la première. À première vue, ce n’est pas une carte que l’on souhaite avoir. Elle annonce généralement une catastrophe. Pour survivre à la Tour, cependant, il nous faut garder à l’esprit que les bouleversements constituent un moyen de prendre un nouveau départ. Lorsque les choses se déstabilisent, nous avons l’occasion de les percevoir – ainsi que leurs causes et leurs conditions – sous un angle nouveau. La souffrance ne nous est pas infligée par hasard par une source extérieure vengeresse. Si une “catastrophe” survient, nous montrant que nous avons construit quelque chose sur des fondations instables et insoutenables et que nous nous sommes appuyés dessus malgré l’impermanence, et que nous ressentons maintenant les effets de cette illusion, c’est l’évidence que notre souffrance a une cause. Nous n’avons pas besoin de passer beaucoup de temps sur la honte et la culpabilité, mais nous devons cultiver la sagesse, reconnaître notre illusion et décider de faire les choses différemment la prochaine fois.

Cela peut paraître bien maigre lorsqu’on est pris sous l’emprise de forces karmiques plus importantes. Au milieu des décombres causés par une tornade, la perte d’un emploi, une maladie grave, un conflit armé, il peut être difficile d’imaginer qu’il existe une place pour autre chose que le désespoir. Nous sommes de bonnes personnes qui essayons simplement de vivre correctement, et pourtant, d’une certaine manière, nous ne sommes pas à l’abri du danger et des difficultés. Bouddha a souligné que cette vie karmique est caractérisée par la souffrance, et nous savons que le karma se propage sans que nous ne puissions l’anticiper ou le contrôler. Nous ne pouvons peut-être pas éviter le désastre, mais une fois qu’il se produit, en tant que bodhisattva, nous ne pouvons pas nous laisser paralyser par la colère et le déni. Nous devons nous demander : et maintenant ?

Pour affronter avec authenticité les dangers et les difficultés auxquels nous sommes confrontés, notre force, en tant que pratiquants du zen ne réside ni dans le stoïcisme, ni dans la bravade, ni dans la colère. Étonnamment, c’est la compassion, car la compassion est indissociable de la sagesse. Lorsque nous percevons clairement que la nature de l’univers est que tout est interconnecté, cette sagesse permet naturellement à la compassion de jaillir. D’ailleurs, depuis des siècles, les bouddhistes invoquent Avalokiteshvara (connu au Japon sous le nom de Kannon), le bodhisattva de la compassion, en période de troubles. Ceux qui ont une pratique plus dévotionnelle peuvent prier Kannon pour obtenir protection et aide, notamment en cas de catastrophe naturelle, de maladie ou de traversées maritimes dangereuses. Il n’est pas surprenant que les pêcheurs et les marins vénèrent Kannon, et que les communautés côtières érigent des statues du bodhisattva regardant vers la mer. Même Dōgen aurait été sauvé du danger par Kannon qui serait apparu flottant sur une mer agitée pour le sauver d’une terrible tempête alors qu’il rentrait au Japon par bateau depuis la Chine.

Cette confiance en Kannon en période de troubles est inscrite dans le chapitre 25 du Sūtra du Lotus (Myôhôrengekyô Kanzeon bosatsu fumonbon ge, Chapitre sur la Porte Universelle du Bodhisattva Kanzeon), que nous récitons dans les temples zen Sōtō lors de la cérémonie matinale. Il cite de nombreux exemples de dangers et de catastrophes dont nous pouvons être sauvés en invoquant Kannon : bandits, emprisonnement, poison, incendie, vagues, serpents venimeux, intempéries, litiges, batailles, etc. Au milieu de tout cela, le Sūtra dit : « Entendre le nom ou voir la forme d’Avalokiteśvara avec une profonde conscience n’est pas vain, car les malheurs de l’existence peuvent ainsi être soulagés. » L’élément clé ici est la profonde conscience. Nous pouvons certes adopter une pratique dévotionnelle consistant à prier le bodhisattva Kannon pour la délivrance, mais nous pouvons aussi considérer ce verset du sutra comme une instruction à ne pas oublier les enseignements du Bouddha et à ne pas oublier de pratiquer. L’introspection de la compassion apporte la sagesse, car ces deux choses ne sont pas séparées. Bien que nous associions généralement Kannon à la compassion, le sutra nous rappelle que “Lorsque les êtres subissent des épreuves, accablés par d’incommensurables malheurs, le pouvoir de la merveilleuse sagesse d’Avalokiteśvara peut soulager les souffrances du monde”. Même lorsque nous avons l’impression d’être acculés, il y a quelque chose que nous pouvons faire, une manière de pratiquer, même dans ce moment de danger. Nous sommes toujours libres et sans entraves jusqu’à ce que nous décidions de ne plus l’être.

Même si tout va bien actuellement, les enseignements de Bouddha sur l’impermanence nous rappellent que les causes et les conditions changent constamment, qu’il existe toujours un risque de retourner la carte de la Tour et de nous écraser. S’il ne faut pas vivre dans l’appréhension et la peur constantes, il ne faut pas tenir pour acquis que ces conditions de confort prévaudront toujours. Comme le dit Dōgen dans Shōbōgenzō Zuimonki : « N’oubliez pas que même si vous occupez une position élevée aujourd’hui, le moment viendra où vous tomberez. N’oubliez pas que, même si vous êtes en sécurité maintenant, le danger rôde toujours. Ne croyez pas que, simplement parce que vous êtes en vie aujourd’hui, vous le serez encore demain. Jusqu’à votre mort, la mort imminente sera toujours sous vos pieds. »  En entendant ce genre de choses, notre réaction pourrait être de devenir figé par la peur ou de nous identifier au Pendu immobile, mais dès lors, nous devenons incapables de voir les deux côtés de la réalité : il existe un petit soi qui naît et disparaît, et il existe aussi un soi universel qui n’est pas lié par des conditions karmiques. Bien que nous ne puissions ignorer le danger qui pèse sur ce corps et cet esprit karmiques – ils sont, après tout, le fondement de notre pratique –, nous pourrions être capables de voir où nous nous accrochons à une histoire que nous nous sommes inventée sur la nature d’un soi fixe.

Être prisonnier de nos histoires nous empêche d’agir avec habileté pour faire face aux dangers et aux difficultés, pour nous-mêmes comme pour les autres. Suis-je trop fier pour accepter l’aide dont j’ai besoin, par crainte d’être redevable ou de paraître faible ? Suis-je trop absorbé par ma propre solution pour envisager sérieusement la valeur d’autres méthodes ? Est-ce que je suis convaincu qu’en ignorant le problème, il disparaîtra ? Ce sont là des attitudes d’ignorance. 

Conservons notre capacité à agir rapidement et avec habileté en cas de crise, en invitant la sagesse et la compassion de Kannon dans cette situation et en laissant le bodhisattva nous guider sur la voie de l’émancipation.

D’après les commentaires de Hoko Karnegis publiés sur https://dogeninstitute.wordpress.com/2025/03/30/danger-and-difficulty/

 *  Dans les temples, il existe des versets de quatre lignes (Skt. gatha, Jp. ge) qui sont chantés lors de différentes activités quotidiennes. Tout, du réveil au brossage des dents en passant par le repas, est l’occasion de se rappeler de mettre en pratique les enseignements du Bouddha. Ces gatha sont basés sur les enseignements du volume 14 (Pratique de la purification) de l’Avatamsaka Sutra. Hoko Karnegis développe ces versets en réfléchissant notamment à la façon dont nous pouvons les inclure dans notre pratique quotidienne.