En pratiquant auprès d’un enseignant,
Puissé-je, avec tous les êtres,
Le servir habilement
Et suivre une voie vertueuse.
Voici une section du Sūtra Avataṃsaka (Guirlande Fleurie) où les gāthās (petits poèmes) décrivent le processus d’engagement dans la pratique, à savoir l’ordination de moine / nonne ; en Occident, la voie de la pratique laïque comporte de nombreux éléments similaires : nous rencontrons le Dharma, rejoignons un lieu de pratique avec une communauté et un.e enseignant.e, réfléchissons aux différents aspects, décidons que le bouddhisme est la voie qui nous convient, établissons notre pratique et prenons l’engagement de vivre selon la voie de Bouddha. Nous réalisons que nous ne pouvons pas tout faire seuls, en lisant des livres ou en regardant des vidéos. À un moment donné, certains d’entre nous arrivons à la conclusion qu’il est nécessaire de pratiquer le corps-esprit de manière soutenue au sein d’une sangha et auprès d’un.e enseignant.e engagé.e dans ce domaine depuis un certain temps, ayant reçu la formation et les qualifications nécessaires pour perpétuer la tradition avec maturité et la transmettre.
Nous pouvons avoir de nombreuses idées romantiques sur ce que devrait être la relation enseignant-élève. Nos modèles sont peut-être nos enseignants de l’époque, nos thérapeutes, nos apprentis, nos parents ou les ancêtres dont nous lisons l’histoire dans les recueils de kōan. Nombre d’entre nous sont réticents à l’idée même d’avoir un enseignant, craignant d’être absorbés par un système autoritaire qui écraserait notre individualité ou nous transformerait en membres d’un culte de la personnalité. Il peut être difficile de trouver le juste milieu entre suivre une voie qui s’appuie sur la transmission authentique face à face telle que le propose le zen sōtō et une voie fondée sur le principe que personne ne peut pratiquer à notre place et que nous devons être une lampe pour nous-mêmes.
Dans la sangha de Sanshin (USA) **, nous n’avons pas de relation formelle enseignant-élève. Au cœur de notre pratique se trouve le principe de non-dépendance à l’autre [c’est-à-dire en ne s’appuyant sur personne d’autre que soi]. Dans le développement de notre propre pratique, nous ne sommes ni poussés ni tirés par un enseignant, et celui-ci n’est pas responsable de nous ***. C’est à nous de nous mettre sur le coussin chaque jour, d’observer et d’écouter l’enseignant, de remarquer quand nous nous écartons de la voie transmise, de poser des questions et de clarifier notre compréhension. Nous nous appuyons sur notre propre bodaishin [aspiration à s’éveiller, l’esprit d’éveil], et non sur les exigences, le programme ou les évaluations de quelqu’un d’autre. L’enseignant pratique sa propre pratique et chacun est invité à le rejoindre s’il le souhaite ; mais s’il ne le souhaite pas, c’est très bien ainsi : personne ne va pousser les pratiquants vers un zendo et s’ils attendent que quelqu’un les valide et réponde à leurs désirs et attentes individuels, ils risquent d’attendre longtemps.
Pour les pratiquants qui souhaitent être accompagnés de manière personnalisée, cette approche peut paraître froide ou peu accueillante. Ils peuvent aspirer à une relation personnelle et intime, comme celles décrites dans les textes chinois anciens, où un maître spécial a un élève avec qui il semble communiquer par intuition, sachant précisément quand prononcer un mot sage et compatissant qui ouvre la conscience de l’élève. Il arrive que des pratiquants tombent “amoureux” des attributs karmiques d’un maître ; apparemment, cela est arrivé à Kōdō Sawaki, et j’ai certainement constaté cela en Occident. Les pratiquants impressionnés peuvent devenir obséquieux et intrigants, que le maître encourage ou non ce comportement. Ce n’est pas servir habilement un maître. C’est pourquoi un maître du Dharma doit être conscient des modes de rapports fondés sur le pouvoir et capable de reconnaître et d’éliminer ces attachements inutiles.
Servir habilement un enseignant commence par comprendre sa mission. Idéalement, l’accent n’est mis ni sur l’enseignant ni sur l’élève, mais sur le Dharma [et sa transmission]. Uchiyama Rōshi disait aux pratiquants qu’il n’était pas là pour prendre soin d’eux ; il marchait simplement vers Bouddha sur ses propres jambes, et qu’ils devaient faire de même. Au minimum, notre rôle d’élève est de participer à cette marche sans perturber l’activité de l’enseignant ou des autres participants. Au mieux, nous pouvons jouer un rôle significatif en le soutenant et en le maintenant afin que chacun ait la possibilité de pratiquer et de progresser.
Dōgen dit qu’un enseignant est quelqu’un que vous voyez et qui vous voit. Autrement dit, la véritable transmission du Dharma ne peut se faire qu’en face à face, et non par le biais de livres ou à distance. C’est pourquoi nous allons à la rencontre d’un enseignant ; comme on le chante dans le Shiguseiganmon, nous franchissons la porte du Dharma. Nous devons pratiquer ensemble dans une pièce, être attentifs et expérimenter le monde du fonctionnement dynamique total (jijuyu zammai) pour vraiment saisir ce qu’un enseignant essaie d’incarner et de transmettre, et pour entrer dans un mode fondé sur le Dharma. Dōgen a clairement indiqué que si notre tradition comprend des enseignements sur la transmission d’esprit à esprit et la “transmission en dehors des mots et des lettres”, si le Dharma n’est pas expliqué aux gens, que ce soit verbalement ou non, ils ne peuvent pas le comprendre.
Nous devons savoir ce que nous attendons des enseignants. S’il est bon de savoir donner des conférences sur le Dharma ou écrire des essais pertinents, il est plus important qu’un enseignant incarne et illustre la pratique au quotidien d’une manière qui encourage et inspire les autres à pratiquer. Plutôt que de chercher des conseils et de l’inspiration dans un magazine ou un site web, nous devrions donc observer comment le maître s’incline devant Bouddha, boit une tasse de thé, plie son zagu ou manie un téléphone. Ces activités ne sont pas magiques, et il faut se garder de les considérer comme spéciales, ce qui ne serait qu’un piège supplémentaire dans lequel notre ego tomberait. C’est que nous avons en face de nous, à cet instant précis, quelqu’un qui a fait le vœu de vivre concrètement au cœur de la voie de Bouddha et qui nous montre comment nous pouvons en faire autant. La lecture de textes ex cathedra peut s’avérer très utile dans le cadre de notre étude du Dharma, mais nous n’arriverons pas à prendre comme modèles de pratique les pratiquants exemplaires qui y sont mentionnés. Le zen Sōtō n’est ni une philosophie ni un système de croyances, c’est une pratique.
Il n’est pas rare que des personnes veulent devenir des élèves d’un enseignant après avoir lu ses livres et visionné quelques vidéos. Peut-être ont-elles assisté à une conférence de lui. Ils ont vu une personne humble, douce, agréable et capable d’expliquer les écrits parfois complexes de Dōgen, ils tombent sous le charme de ses attributs karmiques et souhaitent recevoir un accompagnement et une attention personnalisés. Ils ignorent l’importance de la non-dépendance à l’autre héritée de nos maîtres du XXe siècle et qui sous-tend toute notre pratique actuelle.
Il y a une différence entre être un fan et être un élève.
Le vœu des maîtres du Dharma est de pratiquer et transmettre le Dharma. Ainsi, ils prennent le temps, dans le cadre de leur propre démarche, de réfléchir et de clarifier leur motivation individuelle et la manière dont ils peuvent utiliser leurs attributs karmiques individuels pour développer leur propre compréhension et la mettre à la disposition des autres qui aspirent à la pratique.
Avoir une pratique vertueuse n’est autre que servir un enseignant pour l’aider matériellement à réaliser ce vœu individuel. Rien n’est plus heureux que de voir quelqu’un s’établir dans la pratique de zazen, entendre des enseignements, parvenir à sa propre compréhension, puis l’utiliser pour agir avec habileté dans le monde, avec son corps, sa parole et son esprit. Si apporter un soutien matériel à un enseignant est une pratique merveilleuse et très appréciée, le don d’un zendō où se retrouvent des pratiquants sincères et engagés, et le constat que nous pouvons faire la différence dans ce monde en feu, est extrêmement encourageant et aide l’enseignant à continuer. Donner et recevoir les préceptes est une reconnaissance que la Sangha a compris l’importance d’une vie éthique et vertueuse selon les enseignements de Bouddha et qu’elle est prête à s’engager à long terme dans la pratique.
Le simple fait de pratiquer régulièrement et avec enthousiasme, et de faire de notre mieux pour vivre selon nos vœux plutôt que selon le karma, n’est autre que servir notre enseignant.
D’après les commentaires de Hoko Karnegis publiés sur https://dogeninstitute.wordpress.com/2025/06/22/going-to-teachers/
* Dans les temples, il existe des versets de quatre lignes (Skt. gatha, Jp. ge) qui sont chantés lors de différentes activités quotidiennes. Tout, du réveil au brossage des dents en passant par le repas, est l’occasion de se rappeler de mettre en pratique les enseignements du Bouddha. Ces gatha sont basés sur les enseignements du volume 14 (Pratique de la purification) de l’Avatamsaka Sutra. Hoko Karnegis développe ces versets en réfléchissant notamment à la façon dont nous pouvons les inclure dans notre pratique quotidienne.
** Ainsi qu’au Centre zen du Brabant Wallon (NDLR)
*** A noter que la relation entre un enseignant et un novice ordonné, moine / nonne, peut s’accompagner malgré tout d’une certaine mission : suivre le développement de ce novice pour l’amener à devenir un enseignant mature et compétent, reconnu et autorisé, doté des compétences et aptitudes appropriées pour diriger la pratique, diriger un temple et transmettre la tradition zen Sōtō. Cependant, ce n’est pas la situation de la plupart des pratiquants du centre du Dharma.