Quand je donne quelque chose,
Puissé-je, avec tous les êtres,
Abandonner tout
Et avoir un cœur libre d’attachement.
L’attachement s’exprime sous différentes formes lorsque nous discutons de la pratique du don. Nous pouvons penser que surmonter l’attachement n’est important que comme un préalable au don, en relâchant notre attachement à ce que nous offrons afin de pouvoir le transmettre sans regret. En effet, mais ce n’est là que le premier et le plus évident obstacle à surmonter lorsqu’on a envie de s’accrocher à quelque chose. Que se passe-t-il une fois le don fait ? Attendons-nous quelque chose en retour ? Si c’est le cas, nous n’avons pas tout abandonné.
Dāna, ou générosité, faisait partie de la société de l’Inde antique avant Bouddha. Elle était généralement liée à la charité, soit directement envers les pauvres, soit en construisant des projets publics qui bénéficiaient à tous. L’un des premiers textes hindous dit : « Donner aux pauvres est une véritable charité, tout autre don attend un retour ». Bien sûr, il est bon d’aider ceux qui ont besoin de notre aide et d’essayer d’atténuer leurs souffrances. Nourrir les affamés, loger les sans-abri, prêter son livre à une camarade de classe qui a oublié le sien à la maison : tels sont les actes de générosité physiques quotidiens dans lesquels nous nous engageons.
Cependant, dans une vision plus large et absolue, il n’y a ni don ni réception. Je peux avoir l’impression d’avoir un objet et que j’ai la possibilité de vous le donner si vous en avez besoin, mais en réalité, dans la réalité unifiée si est la nôtre, il n’y a pas de séparation entre le donneur, le receveur et le don. Il n’y a rien que je puisse saisir et posséder ; je ne suis qu’un gardien temporaire de « mes » affaires, il ne m’est donc pas possible de perdre quoi que ce soit en vous les offrant.
L’expression de Kōdō Sawaki Rōshi était « Gagner est une illusion, perdre est l’éveil ». Cela ne signifie pas que nous ne devrions pas posséder de biens, ni que nous devrions tout donner. Cela signifie que l’idée que nous pouvons gagner quelque chose que nous n’avons pas déjà est une illusion. Cela signifie aussi que perdre l’idée qu’il y a quelque chose à donner ou à recevoir, à gagner ou à perdre, c’est l’éveil.
Dans Bodaisatta Shishōbō, Dōgen dit : « Offrir signifie ne pas être avide ». Vous ne pouvez pas être au coin d’une rue en train de donner des choses à quelqu’un, et, en même temps, essayer de garder toutes vos affaires pour vous et même d’obtenir plus que ce que vous avez déjà – c’est cela l’offrande, ou la générosité. Il poursuit : « C’est comme offrir à des inconnus des trésors que nous sommes sur le point de jeter ». Tous nos dons devraient être faits avec ce genre de non-attachement, que nous donnions des choses sans importance ou importantes.
Tout ceci traite vraiment de beaucoup de choses à la fois. Le don ou la générosité ont un rapport aux enseignements sur le désir et l’aversion, les préférences, le jugement et l’étiquetage – tous ces éléments qui font obstacle à la générosité. En ce qui concerne le deuxième précepte « ne pas voler », Dōgen dit dans le Kyōjukaimon : « « « Lorsque l’esprit et ses objets sont dans l’ainséité, la porte de la libération est ouverte ». Lorsque je vois vraiment qu’il n’y a pas de séparation entre l’esprit et les objets, il n’y a rien qui soit « à moi » et qui ne soit « pas à moi », et je ne suis pas limité par la cupidité. De même, il est difficile de maintenir les trois esprits – vaste, bienveillant et joyeux – si on n’est pas généreux.
Si l’opposé de la générosité est la cupidité, l’un des trois poisons, alors cultiver la générosité devient une pratique importante pour faire face à nos illusions les plus fondamentales. Cela nous aide à passer d’une attitude inflexible et égocentrique à une attitude plus tolérante et tournée vers l’extérieur. Après tout, être généreux ne se résume pas seulement à offrir des biens matériels. Nous pouvons également offrir notre générosité et notre acceptation des autres. Nous savons tous à quel point cela fait du bien et quel soulagement lorsque les autres nous acceptent pour ce que nous sommes et que nous pouvons être authentiques. C’est un véritable cadeau.
Nous rencontrons sans cesse des enseignements de Bouddhas et de patriarches sur la manière de nous asseoir en zazen, de commencer à voir comment le monde fonctionne réellement et d’acquérir une certaine compréhension de l’interdépendance : c’est ainsi que notre égoïsme peut céder la place à la compassion et au désir d’aider les autres. Comme le dit Dōgen, la pratique et l’éveil ne sont pas deux choses différentes. La générosité vient de notre pratique. Il ne suffit pas que quelqu’un vous dise d’être généreux. L’avidité ne naît pas parce qu’elle n’a plus de sens : elle est basée sur de fausses informations. Alors que le non-attachement et le souci des autres naissent parce que nous voyons l’interdépendance pour nous-mêmes et cela devient l’une des bases pour choisir comment agir dans le monde.
La générosité naît de notre pratique, au même titre que la compassion, l’action juste et tout ce que nous offrons habilement au monde. Nous pourrions penser à la générosité comme à un sentiment ou à une impulsion, mais c’est une pratique, quelque chose que nous faisons réellement et qui profite à la fois à nous-mêmes et aux autres. Nous n’attendons pas de nous sentir généreux en raison d’une circonstance dont nous entendons parler. Nous cultivons constamment des occasions de générosité dans le cadre de notre pratique.
Au sujet de la générosité, la dāna pāramitā, la perfection* du don, Dōgen dit dans le Shishōbō que dāna est la première des paramita* parce qu’elle est la plus puissante pour changer l’esprit des êtres vivants. Nous commençons à transformer l’esprit des êtres en offrant des choses matérielles, et nous décidons de continuer à les transformer jusqu’à ce qu’ils atteignent la Voie. Dès le début de notre pratique de la Voie, nous devons faire usage du don.
De même, Uchiyama Rōshi a dit : « Pour briser l’emprise de l’ego, rien n’est plus efficace que de renoncer à quelque chose. » C’est là qu’interviennent les préceptes. Ils nous demandent de renoncer à des choses comme nous vanter, voler ce que nous voulons, abuser des substances intoxicantes, etc., même si nous pouvons les apprécier. Lorsque nous renonçons à la possibilité de transgresser les préceptes, ce que nous offrons aux autres, c’est la sécurité, la sûreté et la paix. Renoncer au fait de nourrir notre ego qui cherche à attirer l’attention sur nous-même ou recherche des compliments est un acte généreux et nous offrons ce renoncement à tous les êtres.
Nous devons trouver intentionnellement des moyens de pratiquer la générosité, car notre façon de penser habituelle nous conduit à nous concentrer sur nous-mêmes. La pratique et la compréhension sont ici complémentaires, comme c’est le cas dans de nombreux autres domaines : pratiquer activement la générosité cultive l’altruisme, et comprendre la vacuité du soi conduit à la générosité. Lorsque Dōgen dit que la générosité peut changer l’esprit des êtres vivants, cela nous inclut également. La pratique de la générosité approfondit notre propre compréhension tout en aidant les autres.
Cette aide ne se limite pas aux objets matériels, aux informations ou à tout ce que nous pouvons donner : recevoir est aussi une pratique. Nous avons grandi en entendant qu’il vaut mieux donner que recevoir, mais les deux nécessitent en réalité une attention égale dans la pratique. Recevoir peut être difficile, mais nous devons recevoir pour permettre aux autres de donner. Lorsque j’ai servi comme tenzo lors d’une sesshin ou une retraite, il arrive parfois qu’à la fin, les participants me remercient d’avoir cuisiné. Je leur réponds en les remerciant d’avoir mangé, car sinon je n’aurais pas eu la chance de faire ce genre de pratique alimentaire et d’offrir le repas aux pratiquants. De même, lorsque les moines de Bouddha partaient en tournée d’aumônes, ils offraient aux donateurs la possibilité de gagner du mérite.
Parfois, nous ne voulons pas recevoir parce que nous craignons que « gagner est une illusion, perdre est l’éveil ». Si quelqu’un m’offre cela et que je l’accepte, est-ce que je ne cède pas à l’attachement ? Nous pouvons nous demander : quelle est notre motivation pour recevoir ? Notre ego ou notre image de soi sont-ils impliqués ? Accepter de l’aide nous fait-il nous sentir faibles ? Nous pouvons nous rappeler que recevoir est aussi une forme de générosité : cela permet aux donateurs de faire des offrandes.
En donnant et en recevant avec habileté, nous montrons aux autres comment procéder et nous les incitons à s’engager de la même manière. Lorsque les choses cessent d’être l’objet de notre pensée ou de notre conscience (en d’autres termes, lorsque nous voyons qu’il n’y a pas de séparation entre le donneur, le receveur et le don), nous pouvons donner et recevoir et utiliser ces qualités pour aider tous les êtres sans les obstacles de l’ego, de l’attachement ou de l’illusion.
Et si ce à quoi nous sommes attachés n’était pas ce que nous donnons, mais la récompense qui pourrait en découler ? Nous donnons pour de nombreuses raisons ; toute générosité est bonne, mais parfois elle n’est pas entièrement désintéressée. Nous donnons pour nous sentir bien dans notre peau. Nous donnons pour que les autres nous apprécient ou nous admirent. Nous donnons aujourd’hui pour que les autres nous donnent demain.
Nous associons généralement la générosité à la bonté et à la compassion, mais elle doit aussi comporter un élément de sagesse. Nous devons voir comment le monde fonctionne réellement et voir que nous sommes déjà soutenus par tous les êtres : les choses viennent déjà à nous et viennent de nous, et nous donnons déjà constamment. Nous devons également discerner avec sagesse si notre don est utile ou non au destinataire. Donnons-nous parce que nous le voulons ou parce que le destinataire en a vraiment besoin ? Donnons-nous ce que nous voudrions ou ce dont le destinataire a vraiment besoin ? Ce don entraînera-t-il davantage de souffrances (par exemple, donnons-nous de l’argent pour acheter de la drogue ou de l’alcool) ? Donnons-nous simplement pour que cette personne s’en aille ? Tout cela demande de la sagesse ainsi que de la compassion.
Il est bon de prêter attention à ce qui se passe dans le corps et dans l’esprit lorsque nous donnons afin de ne pas oublier de pratiquer. Peut-être avons-nous des attentes quant à la manière dont cette transaction « devrait » se dérouler. Quelles histoires nous racontons-nous ? Y a-t-il une certaine hésitation ou un certain refus de donner ? Un sentiment de contraction, d’épuisement ou de faiblesse ? Un sentiment de donner trop ou pas assez ?
Dès que nous renonçons à considérer les choses du point de vue de ce qu’elles signifient pour nous et pour nos propres intérêts, nous sommes alors généreux.
Traditionnellement, il y a trois types de choses que nous pouvons donner :
1) Le soutien matériel, comme de la nourriture et des vêtements. Traditionnellement, cela signifiait donner aux moines ainsi qu’aux membres de la société qui avaient besoin d’aide. Si nous en avons les ressources, nous pouvons essayer de trouver des moyens d’aider les personnes ayant des besoins fondamentaux dans des endroits comme des refuges, des soupes populaires ou des crèches d’urgence.
2) L’absence de peur. En faisant des efforts pour voir au-delà de nos illusions et ne pas nuire aux autres, nous les libérons de la peur. Lorsque nous respectons les préceptes, nous ne constituons pas une menace pour leur vie, leurs biens ou leur bien-être. Comme il est dit dans le Sutra du Cœur, le bodhisattva s’appuie sur la sagesse, l’esprit est sans obstacle et il n’y a alors pas de peur.
C’est la peur qui fait obstacle à notre générosité. Je peux avoir envie de donner, mais que se passe-t-il si je suis diminué par ce don ? En réalité, bien sûr, je n’ai rien, donc j’ai tout, et c’est pareil pour celui qui reçoit. Il n’y a vraiment rien à offrir ou à accepter, et rien ne change réellement. Cela signifie que nous n’avons pas besoin de « posséder » quelque chose pour l’offrir à l’univers. Nous pouvons offrir la neige au sommet d’une montagne, les fleurs d’une prairie ou un joli coucher de soleil. La façon dont nous les offrons est d’établir et d’entrer dans une relation réelle et authentique avec eux plutôt que dans une relation inventée qui consiste à être séparé et à avoir un agenda caché, une intention sous-jacente. Dès que nous faisons cela, nous n’attendons plus de récompense. Quelle récompense pouvons-nous obtenir en offrant une cascade ou une dune de sable à l’univers ? Aucune récompense personnelle n’est possible.
3) Donner le Dharma sous forme d’enseignements. On dit que le plus grand cadeau de tous est le don du Dharma. Nous pouvons offrir le Dharma en l’enseignant si nous sommes qualifiés, ou en permettant ou en facilitant l’enseignement des autres. En vous présentant simplement au zendo, en incarnant les vœux de bodhisattva et en unifiant votre esprit, vous contribuez à faire don du Dharma, en ouvrant généreusement la porte à la sangha d’aujourd’hui et à ceux qui arriveront dans le futur.
Ces trois offrandes nous donnent l’occasion de faire l’expérience du renoncement à tout avec un cœur libre de tout attachement.
Posez-vous alors la question et essayez de répondre honnêtement : où et à qui dans ma vie est-ce que je donne sans attendre de récompense ? Il peut être très difficile de concevoir une telle situation et c’est normal : peu d’actes humains sont totalement dénués d’intérêt personnel. Choisissez la situation qui donne le moins d’espoir de récompense et réfléchissez ensuite aux raisons pour lesquelles cette situation particulière est ainsi. Maintenant, comment pouvez-vous cultiver ce même esprit à d’autres moments ?
D’après les commentaires de Hoko Karnegis publiés sur https://dogeninstitute.wordpress.com/2025/02/02/giving/
* Dans les temples, il existe des versets de quatre lignes (Skt. gatha, Jp. ge) qui sont chantés lors de différentes activités quotidiennes. Tout, du réveil au brossage des dents en passant par le repas, est l’occasion de se rappeler de mettre en pratique les enseignements du Bouddha. Ces gatha sont basés sur les enseignements du volume 14 (Pratique de la purification) de l’Avatamsaka Sutra. Hoko Karnegis développe ces versets en réfléchissant notamment à la façon dont nous pouvons les inclure dans notre pratique quotidienne.
* Les six paramita ou perfections sont l’offrande (dāna), les préceptes (śīla), la patience (kṣānti), la diligence (vīrya), la méditation (dhyāna) et la sagesse (prajñā).